Dédicace spéciale au Tyran, qui n'appréciera sûrement pas ce qui va suivre.
Clin d'oeil à ma critique littéraire qui se reconnaîtra.Les hivers sur Psychiatric Ass étaient très rudes et très longs. En effet, il fallait à la petite planète l’équivalent de neuf cents vingt-sept jours originels pour accomplir le tour de son orbite fortement elliptique. Aussi, en cette morne soirée, la planète natale du professeur Arfahim poursuivait sa course céleste aux alentours du point le plus éloigné de l’étoile centrale que la gravitation universelle lui donnait d’atteindre. La neige tombait depuis des mois sans discontinuer, si bien qu’en jetant un rapide coup d’œil vers la baie vitrée de son office, Gyoarfahim n’aperçut qu’un infini tapis blanc, sans cesse saupoudré par ce que les habitants de Psychiatric Ass appelaient communément “le ballet des nymphes”. Il n’osa imaginer la température extérieure et sourit à l’idée qu’il aurait volontiers abandonné son bureau climatisé pour profiter du spectacle malgré le froid. Malheureusement, la charge de travail en cette période de l’année était telle qu’il était condamné à rester enfermé toute la journée et la majeure partie de la nuit pendant encore de longues décades. Il lui arriverait même de dormir sur le sofa en cuir naturel qui incarnait le seul espace de détente de la pièce. Cette soirée-là, il peinait à achever les conclusions d’une épaisse documentation commandée par un riche artisan qui avait percé dans le secteur quasi oublié de la fine joaillerie. Gyoarfahim ne rechignait jamais face à la tâche, au contraire, il aimait littéralement ça. Acquérir et transmettre le savoir, tel était son credo, sa raison de vivre. Mais cette fois il flottait dans l’air comme une effluve de lassitude et de mélancolie. Il n’aurait pu déterminer avec exactitude l’origine de ce ressentiment, mais il savait pertinemment bien que les souvenirs récurrents de sa défunte épouse y étaient pour quelque chose. Cérès s’était éteinte peu de temps après leur union. “Une maladie mystérieuse et inconnue” avaient annoncé les médecins. Ces mots hanteraient encore ses nuits pendant de longues années. Il s’était juré de ne plus jamais être pris en flagrant délit d’ignorance et était parti en quête du savoir universel.
Le professeur tenta de chasser ces sombres pensées de son esprit et se pencha activement sur son ouvrage. En veillant toute la nuit, il devait être en mesure de rattraper son retard et rendre son projet dans une dizaine de jours, comme convenu. Gyoarfahim constata cependant bien malgré lui qu’il ne serait plus bon à rien ce soir-là et qu’il devait remettre son travail au lendemain. Il posa alors ses coudes sur le rebord du bureau et se frotta longuement les yeux pour les relaxer. C’est à cet instant qu’un témoin lumineux clignota sur l’accoudoir de son fauteuil et qu’un son court et aigu se fit entendre. Surpris, Gyoarfahim fronça les sourcils puis lança machinalement :
— Entrez.
La porte s’entrouvrit doucement et révéla une silhouette familière.
— Mina ? Je vous croyais partie depuis longtemps. Ne vous ai-je pas permis de rentrer plus tôt aujourd’hui ? continua-t-il sur un ton stupéfait.
— Je tenais à terminer de corriger le rapport que vous m’avez remis ce matin. répondit-elle poliment en s’avançant jusqu’à son bureau.
Le professeur écarquilla les yeux et la dévisagea avec un air abasourdi.
— Vous… Vous voulez dire que vous avez terminé ?
Elle afficha un sourire discret et hocha positivement la tête. Il fallut à Gyoarfahim plusieurs secondes pour réaliser qu’elle venait de rattraper le retard accumulé depuis le début de la décade. Il se leva d’un bon, fit un pas vers elle et, tandis qu’il ne pu réprimer un large sourire, lui dit :
— Minerva, vous êtes extraordinaire !
Il ne trouva rien d’autre d’assez fort à ajouter sur le coup et se contenta de sourire de plus belle. Elle lui rendit son sourire, plus franchement cette fois, et fit mine de le saluer pour prendre congé. Le professeur s’exclama alors :
— Allons Mina, vous n’allez pas partir ainsi sans demander votre reste. Je pense que votre travail mérite d’être salué ! Que diriez-vous d’une coupe de champagne ?
La secrétaire planta son regard dans celui du professeur et répondit après quelques instants d’hésitation :
— Avec plaisir.
Le sol manqua de se dérober sous les pieds du professeur. Minerva avait le don de lancer des regards qui perçaient les défenses et atteignaient l’âme sans détour. Ces mêmes regards qui l’avaient tant séduit quand il avait rencontré Cérès. Il tenta de masquer son émoi et désigna le sofa en se dirigeant vers le minibar.
— Je vous en prie, installez-vous. fit-il.
Minerva s’exécuta tandis qu’il effleurait légèrement une commande fixée au mur. Les lumières de la pièce se tamisèrent alors, laissant à la tempête extérieure le soin de projeter une lueur féerique à travers les baies vitrées. Lorsqu’il se retourna pour servir la jeune femme, il vit qu’elle semblait fascinée par la neige tombante. Son regard se perdait au loin et trahissait une attitude pensive. Gyoarfahim l’observa un instant sans bouger. Ses courbes étaient loin d’être parfaites, mais les traits fins et gracieux de son visage valaient toutes les plus belles créatures avec lesquelles il s’était acoquiné. Se sentant observée, Mina tourna la tête vers son employeur sans pouvoir dissimuler le feu qui lui montait aux joues.
— Je vous emmènerait volontiers sur le balcon pour observer le ballet des nymphes de plus près, mais je craints que le froid n’ait raison de nous avant que nous puissions vider nos verres. plaisanta Gyoarfahim. Laissez-moi vous débarrasser. ajouta-il en posant les verres sur la table basse.
Elle se leva gracieusement et entreprit d’ôter sa courte veste d’intérieur. Il se précipita dans son dos pour saisir le vêtement et ne put s’empêcher de croire qu’un léger frisson avait parcouru la peau de son employée. Il traversa la pièce pour suspendre le cardigan et s’adressa à sa secrétaire par-dessus l’épaule :
— Vous aimez le piano ?
— Pardon ? répondit-elle d’un air mi gêné, mi surpris.
Le professeur étouffa un petit rire et répondit en tâchant de ne pas stigmatiser l’ignorance de la jeune femme. Après tout, lui seul collectionnait les vieilleries d’un monde perdu aux yeux de tous. Conscient qu’il avait sans doute heurté l’orgueil de la demoiselle, Gyoarfahim se dirigea silencieusement vers un meuble en bois sombre qu’il ouvrit en actionnant un engrenage mécanique. Tandis qu’il choisissait un fin disque transparent et qu’il l’introduisait dans un appareil sobre, le professeur repris la parole :
— Malheureusement, je n’ai jamais pu mettre la main sur un enregistrement originel, mais je compte bien recontacter cet antiquaire véreux qui s’est installé dans le système Hermès-05. Il m’a parlé d’un morceau qu’un auteur antédiluvien aurait composé pour une dame dénommée Élise.
A cet instant, une douce mélodie fit vibrer l’air de la pièce et le professeur alla s’asseoir à coté de sa secrétaire. Il lui tendit un verre et fut rassuré de la voir sourire à nouveau lorsqu’ils trinquèrent.
Après un deuxième verre, Minerva abandonna son attitude froide et professionnelle. Ils riaient de bon cœur en se remémorant l’une et l’autre anecdote. Les deux collaborateurs, d’ordinaire si sérieux et si réservés, flottaient dans une ambiance chaleureuse et décontractée. Chacun semblait apprécier l’atmosphère quasi irréelle générée par la neige, la musique et la boisson.
Lorsque la bouteille fut vide et que le ton redevint plus sage, Mina leva les yeux vers la pendule suspendue au dessus du minibar avant d’annoncer avec regret qu’il était fort tard et qu’elle ne devait plus tarder. Le professeur, déçu mais conciliant, la raccompagna jusqu’à la porte et lui tendit la veste qu’elle lui avait confiée plus tôt dans la soirée. Lorsqu’il l’aida à enfiler le vêtement, il s’attarda à hauteur des cheveux de la jeune dame. Un parfum doux et raffiné lui embua l’esprit et il s’immobilisa. Mille et un fantasmes l’assaillirent alors. Il sentait au fond de lui qu’il la désirait, mais ne pouvait chasser le visage de Cérès de ses pensées. Minerva s’inquiéta alors :
— Professeur ? demanda-t-elle alors qu’il ne bougeait toujours pas.
Elle se retourna alors et leurs regards se croisèrent. Gyoarfahim sentit son cœur se contracter. Pendant un instant il aurait juré avoir aperçu une lueur plus que familière dans le regard de son employée. Une sorte de clin d’œil de l’au-delà, un signe illusoire provenant des tréfonds de l’irréel. Cérès s’adressait à lui depuis un plan chimérique, il en était certain. Mina paraissait tout aussi troublée. Elle semblait hypnotisée par le regard insistant de son supérieur. Sans réfléchir, elle tendit une main que le professeur serra doucement. Sans le quitter des yeux, elle se dressa sur la pointe des pieds et posa délicatement ses lèvres sur les siennes. Celui-ci, toujours perdu entre deux mondes, la serra alors dans ses bras. Le lien presque magique qui liait les deux collaborateurs s’intensifia alors et ils s’abandonnèrent à un baiser passionné. Pris d’un vertige enivrant, ils se dirigèrent lentement vers le bureau. Minerva s’appuya contre le meuble sans rompre le lien désormais charnel qui la reliait au professeur. S’ensuivit un lent effeuillage, entrecoupé de caresses sensuelles et voluptueuses. Gyoarfahim, qui avait quelque peu retrouvé ses esprits, agissait à présent d’instinct. Il se laissait guider par une intuition ancestrale, celle-là même qui avait poussé le premier homme et la première femme à consommer le fruit défendu. Lorsque les épaules et la poitrine de la jeune femme furent libérées, il se laissa envelopper par le parfum exaltant qu’elles dégageaient et se montra plus impatient. Mina sourit alors plus malicieusement qu’à son habitude et le repoussa un instant pour défaire les derniers remparts de son intimité, non sans quelques effets luxurieux. Il l’enlaça alors ardemment pour l’installer sur le meuble en chêne. Lascivement, elle acheva de le dévêtir et le guida en elle pour que leurs corps fusionnent dans la lueur féerique de la neige tombante, se mêlant ainsi au ballet surnaturel des nymphes.
- Gyorfahim a écrit:
- Il ne put s’empêcher non plus de penser au tempérament fougueux qu’elle dissimulait sous ses airs froids et distants. Elle lui avait laissé entrevoir cet aspect sauvage qu’elle cachait au fond d’elle lors de leur seule et unique étreinte, un soir d’hiver, après une journée de travail harassant et une coupe de champagne bien méritée.